Tocqueville par Henri-Dominique Lacordaire (1861) -IV°, fin-

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Ces vertus, Messieurs, vous appartenaient. Ornement sacré du talent littéraire le plus haut et le plus vrai, vous jouissiez de leur alliance dans la personne de M. de Tocqueville, et il tenait lui-même à grand honneur de compter parmi les membres de votre illustre compagnie : car vous étiez à ses yeux les représentants des lettres françaises, et il voyait dans les lettres plus que l’épanouissement ingénieux des facultés de l’esprit. Il y voyait l’auxiliaire puissant de la cause à la quelle il avait dévoué sa vie, le flambeau de la vérité, l’épée de la justice, le bouclier généreux où se gravent les pensées qui ne meurent pas parce qu’elles servent tous les temps et tous les peuples.
Sa jeunesse s’était formée à ces grandes leçons. Penché vers l’antiquité comme un fils vers sa mère, il avait entendu Démosthène défendre la liberté de la Grèce, et Cicéron plaider contre les desseins parricides de Catilina ; tous les deux victimes de leur éloquence et de leur patriotisme, le premier se donnant la mort par le poison pour échapper à la vengeance d’un lieutenant d’Alexandre, le second tendant sa tête aux sicaires d’Antoine, cette tête que le peuple romain devait voir clouée sur la tribune aux harangues, pour y être une image éternelle de la crainte qu’inspire aux tyrans la parole de l’homme sur les lèvres de l’orateur.
Il avait entendu Platon dicter dans sa République les lois idéales de la société, déclarer que la justice en est le premier fondement, que le pouvoir y est institué pour le bien de tous et non dans l’intérêt de ceux qui gouvernent, qu’il appartient par la nature des choses aux plus éclairés et aux plus vertueux, et que tous ceux qui l’exercent en sont responsables ; que les citoyens sont frères ; qu’ils doivent être élevés par les plus sages de la république dans le respect des lois, l’amour de la vertu et la crainte des dieux ; que la paix entre les nations est le devoir de toutes et l’honneur de celles qui ne tirent l’épée qu’à regret, pour la défense du droit.
Il avait admiré dans Zénon le père de cette héroïque postérité qui survécut à toutes les grandeurs de Rome, et consola, par le spectacle d’une force d’âme invincible, tous ceux qui croyaient encore à eux-mêmes quand personne ne croyait plus à rien. Si Horace et Virgile lui avaient présenté sous des vers admirables l’image douloureuse de poëtes courtisans, il avait retrouvé dans Lucain la trace du courage et les dieux, non moins que César, sacrifiés par lui aux vaincus de Pharsale. Enfin, au terme des lettres anciennes, et comme sur le seuil de leur tombeau, Tacite lui avait parlé cette langue vengeresse qui a fait du crime même un monument à la vertu, et de la plus profonde servitude un chemin à la liberté.
 

      Ce chemin, d’autres l’ouvraient aussi quand Tacite en creusait de son implacable burin l’âpre et immortel sillon. Car, semblable à ces souffles réguliers qui ne quittent les flots d’une mer que pour soulever ceux d’une autre, la liberté change le lieu, de peuple et d’âme, mais elle ne meurt jamais. Quand on la croit éteinte, elle n’a fait que monter ou descendre quelques degrés de l’équateur. Elle a délaissé un peuple vieilli pour préparer les destinées d’un peuple naissant, et tout à coup elle reparaît au faîte des choses humaines lorsqu’on la croyait oubliée pour jamais. Il y avait donc, au temps de Tacite, des hommes nouveaux qui travaillaient comme lui, mais dans une langue inconnue de lui, à la rénovation de la dignité humaine, et qui faisaient pour la liberté de la conscience, principe de toutes les autres, plus que n’avaient fait les orateurs, les philosophes, les poëtes et les historiens de l’âge écoulé. lIs ne s’appelaient plus Démosthène ou Cicéron, Platon ni Zénon, et ils ne parlaient plus à un seul peuple du haut d’une tribune illustre, mais isolée : ils s’appelaient Justin le martyr, Tertullien l’Africain, Athanase l’évêque, et, soit leur parole, soit leurs écrits, s’adressaient à toutes les parties du monde connu, littérature universelle qui présidait à la fondation d’une société plus vaste que l’empire romain ; littérature vivante encore après dix-neuf siècles, et dont vous êtes, Messieurs, à l’heure présente, un rameau que je salue, une gloire que je ne méritais pas de voir de si près.

      Les lettres françaises ont eu, depuis trois siècles, une part jamais mémorable dans les destinées du monde. Chrétiennes sous Louis XIV, avec la même éloquence, mais avec un goût plus pur que dans les Pères de l’Église, elles ont opposé Pascal à Tertullien, Bossuet à saint Augustin, Massillon et Bourdaloue à saint Jean Chrysostome, Fénelon à saint Grégoire de Nazianze, en même temps qu’elles opposaient Corneille à Euripide et à Sophocle, Racine à Virgile, La Bruyère à Théophraste, Molière à Plaute et à Térence : siècle rare, qui fit de Louis XIV le successeur immédiat d’Auguste et de Théodose, et de notre langue l’héritière de la Grèce et dominatrice des esprits.


      Le siècle suivant dégénéra du christianisme mais non pas du génie. Père de deux hommes tout à fait nouveaux dans l’bistoire des lettres, il eut en eux ses astres premiers, l’un qui tenait de Lucien par l’ironie, l’autre qui ne tenait de personne ; tous les deux puissants pour détruire et pour charmer, attaquant une société corrompue avec des armes qui elles-mêmes n’étaient pas pures, et nous préparant ces ruines formidables où, depuis soixante ans, nous essayons de replacer l’axe ébranlé des croyances religieuses et des vertus civiques. Ces deux hommes pourtant ne furent pas, au dix-huitième siècle, les seuls représentants de la gloire et de l’efficacité littéraires. Buffon y écrivait de la nature avec majesté, et Montesquieu, élevé par trente ans de méditations au-dessus des erreurs de sa jeunesse, prenait place, dans son Esprit des lois, à côté d’Aristote et de Platon, ses prédécesseurs, et les seuls, dans la science du droit politique. Il eut l’honneur de dégager de l’irréligion vulgaire les principes d’une saine liberté, et on ne peut le lire qu’en rencontrant à chaque page des traits qui flétrissent le despotisme, mais sans aucun penchant pour le désordre et sans aucune solidarité avec la destruction.
Il est juste de dire que, si Jean-Jacques Rousseau a été, dans son Contrat social, le père de la démagogie moderne, Montesquieu a été, dans son Esprit des lois, le père du libéralisme conservateur où nous espérons un jour asseoir l’honneur et le repos du monde.

      J’ai hâte, Messieurs, d’arriver à ce siècle qui est le vôtre, et où je vais retrouver M. de Tocqueville à côté de vous. Aussi chrétien dans ses grands représentants que le siècle de Louis XIV, mais plus généreux, plus ami des libertés publiques, moins ébloui par la puissance et l’éclat d’un seul, notre siècle s’ouvrit par un écrivain dont il semble que la Providence eût voulu faire le Jean-Jacques Rousseau du christianisme. Poëte mélancolique dans une prose dont il eut le premier le secret, M. de Chateaubriand frappa au cœur de sa génération comme un pèlerin revenu des temps d’Homère et des forêts inexplorées du nouveau monde. Mais en même temps qu’il inaugurait ce style où nul ne l’avait précédé, où nul ne l’a égalé depuis, il nous donnait aussi l’exemple de la virilité politique du caractère, et les murs de ce palais n’oublieront jamais qu’il y entra sans pouvoir prononcer le discours que lui imposaient vos suffrages et que lui commandait sa reconnaissance pour vous. D’autres, comme lui, payaient à leur foi religieuse ou à leur indépendance personnelle cette dette du courage devant la toute-puissance. M. de Bonald méritait que sa Législation primitive fût broyée sous le pilon de la censure. Le vieux Ducis, insensible à la victoire, conservait intacte sous ses rayons la couronne de ses cheveux blancs. Madame de Staël expiait par dix années d’exil un silence que rien n’avait séduit. Delille chantait debout les règnes de la nature, et il lui était permis de dire dans un mouvement d’orgueil légitime :

On ne put arracher un mot à ma candeur,
Un mensonge à ma plume, une crainte à mon cœur.


      Je m’arrête aux morts, Messieurs, car le tombeau souffre la louange, et, en soulevant son linceul, on ne craint pas de blesser la pudeur de l’immortalité. Mais ce sacrifice me coûte en présence d’une assemblée où je vois siéger les héritiers directs des premières gloires littéraires de notre âge : des orateurs qui ont ému trente ans la tribune ou le barreau, des poëtes qui ont découvert dans l’harmonie des mots et des pensées de nouvelles vibrations, des historiens qui ont creusé nos antiquités nationales ou qui ont redit à la génération présente le courage de ses pères dans la vie civile et dans la vie des camps, des publicistes qui ont écrit pour le droit contre les regrets du despotisme et les rêves de l’utopie, des hommes d’État qui ont gouverné par la parole des assemblées orageuses et n’ont rapporté du pouvoir que la conscience d’en avoir été dignes ; des philosophes qui ont relevé parmi nous l’école de Platon et de saint Augustin, de Descartes et de Bossuet, et inscrit leur nom, à la suite de ceux-là, dans la grande armée de la sagesse éloquente ; des écrivains qui ont eu l’idolâtrie de la perfection du style, et à qui une vieillesse privilégiée n’a pu en désapprendre l’art : tous mêlés avec honneur aux luttes de leur temps, couverts de ses cicatrices, et, sans avoir pu le sauver, sûrs de compter un jour parmi ceux qui ne l’auront ni flatté ni trahi.

      Et vous aussi, Tocqueville, vous étiez parmi eux ; cette place d’où je parle était la vôtre. Plus libre avec vous qu’avec les vivants, j’ai pu vous louer. J’ai pu, en dessinant vos pensées, en retraçant vos actes et votre caractère, louer avec vous tous ceux qui comme vous cherchaient à éclairer leur siècle sans le haïr, et à jeter nos générations incertaines dans la voie où Dieu, l’âme, l’Évangile, l’ordre et l’action forment ensemble le citoyen et soutiennent la société entre les deux périls où elle ne cessera jamais d’osciller, le péril de se donner un maître et le péril de se gouverner sans le pouvoir. Nul mieux que vous n’a connu nos faiblesses et dévoilé nos erreurs ; nul non plus n’en a mieux pénétré les causes, ni mieux indiqué les remèdes. M. de Chateaubriand disait dans une occasion mémorable : « Non, je ne croirai point que j’écris sur les ruines de la monarchie. » Vous eussiez pu dire : Non, je ne croirai point que j’écris sur les ruines de la liberté.

      C’est aussi votre foi, Messieurs, c’est la foi des lettres françaises, et ce sera leur ouvrage pour une grande part. À voir la suite de nos trois siècles littéraires et cette succession continue d’hommes éminents dans tous les ordres de l’esprit, on ne saurait méconnaître qu’une prédestination de la Providence veille sur notre littérature en vue d’une mission qu’elle doit remplir. Et que cette mission soit salutaire, qu’elle se rattache aux plans d’un avenir ordonné et pacifique, où, dans des conditions nouvelles, seront satisfaits les vrais besoins de l’humanité perfectionnée, je ne saurais non plus en douter. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer que, sauf de rares exceptions, le génie en France conduit à la vérité et la sert. Tout ce qui s’élève dans les régions de l’intelligence, tout ce qui demeure visible à l’admiration, de Pascal au comte de Maistre, de Montesquieu à M. de Tocqueville, prend en haut le caractère de l’ordre, ce quelque chose de grave et de saint qui éclaire sans consumer, qui meut sans détruire, et qui est à la fois le signe et la puissance même du bien. Tels sont, à ne pouvoir se le cacher, les grandes lignes de la littérature française et ces sommets éclatants où la postérité vient, malgré elle, chercher le bienfait de la lumière dans la splendeur d’un goût sans reproche. Vous continuez, Messieurs, cette double tradition du beau et du vrai, de l’indépendance et de la mesure, qui sont le cachet séculaire du génie français. Aussi, pourrai-je ne pas vous l’avouer ?

Quand vos suffrages m’ont appelé à l’improviste parmi vous, je n’ai pas cru entendre la simple voix d’un corps littéraire, mais la voix même de mon pays m’appelant à prendre place entre ceux qui sont comme le sénat de sa pensée et la représentation prophétique de son avenir. J’ai vu les préjugés qui m’eussent séparé de vous il y a vingt ans, et ces préjugés vaincus par votre choix m’ont fait entendre les progrès accomplis en soixante ans d’une expérience pleine de périls, de retours dans la fortune, de sagesse trompée, de courages impuissants mais glorieux. M. de Tocqueville était au milieu de vous le symbole de la liberté magnifiquement comprise par un grand esprit ; j’y serai, si j’ose le dire, le symbole de la liberté acceptée et fortifiée par la religion. Je ne pouvais recevoir sur la terre une plus haute récompense que de succéder à un tel homme pour l’avancement d’une telle cause.

 

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