Georges Sorel, utopies, réformes et révolutions, étude sur le syndicalisme (1901)

Publié le par DAN

Etude sur le syndicalisme.

    Preface à Histoire des Bourses du Travail (Fernand Pelloutier).

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La préface de Georges Sorel permet de replonger au coeur des mouvements sociaux qui vont conduire à la naissance des syndicats et de la Fédération des Bourses du travail. Cette dernière disparaitra avec la constitution de la première confédération syndicale.

Aujourd'hui les mutations du syndicalisme sont trop nombreuses, - ainsi la "récente" reconnaissance de la section syndicale d'entreprise dont on voit parfois qu'elle est en concurrence de légitimité avec le délégué syndical nommé par le syndicat de mêtier, mais aussi, nombreuses, les Confédérations et Unions syndicales aux institutions diverses pour tirer brievement des leçons d'un intérêt pratique.

Sinon de constater que nombre des initiatives des Bourses se retrouvent aujourd'hui au coeur de la vie associative, mutuelliste ou du paritarisme comme le secours aux chômeurs.

Il reste cependant à réflechir à la place qu'occupent l'utopie et l'action dans notre quotidien, la prééminence du politique sur l'action sociale quand certains, y compris de nos amis, voudraient voir à nouveau le débat ligoté dans ses aspects constitutionnels.

 

I Instruire par l'action.

 

Dans les dernières années de sa vie, Fernand Pelloutier avait conçu le projet de faire profiter ses camarades de la grande expérience qu’il avait acquise dans sa pratique des organisations ouvrières ; il aurait voulu leur montrer ce qu’elles peuvent quand elles sont bien pénétrées de la portée de leur véritable mission ; il espérait convaincre les travailleurs qu’ils trouveront facilement parmi eux les hommes capables de diriger leurs institutions, le jour où ils cesseront d’être hypnotisés par les utopies politiques. Apprendre au prolétariat à vouloir, l’instruire par l’action et lui révéler sa propre capacité, - voilà tout le secret de l’éducation socialiste du peuple. Pelloutier ne songeait pas à apporter une nouvelle dogmatique : il n’avait aucune prétention à devenir un théoricien du socialisme ; il estimait qu’il y avait déjà trop de dogmes et trop de théoriciens. Tous ceux qui ont fréquenté ce grand serviteur du peuple savent qu’il apportait dans l’accomplissement de ses fonctions un instinct singulièrement avisé des affaires et qu’il était vraiment l’homme qui convenait à la place que la confiance des Bourses du travail lui avait assignée. Ses appréciations possèdent donc une valeur toute spéciale aux yeux des personnes qui s’occupent d’observer les phénomènes sociaux et qui cherchent à tirer parti de l’expérience.

Pelloutier considérait les Bourses fédérées comme le type le plus parfait que l’on puisse adopter pour l’organisation ouvrière ; quelques personnes trouveront probablement cette opinion un peu absolue ; toutes les études faites de notre temps amènent, en effet, à reconnaître qu’il n’y a point de règles universelles dans les sciences sociales, que les traditions exercent une grande influence sur les divers modes de groupement et que les institutions d’un pays se transportent difficilement dans un autre.

 Il faut entendre la thèse de Pelloutier dans un sens relatif ; d’ailleurs, tous les hommes d’action ne parlent jamais d’une manière absolue ; leurs jugements sont toujours déterminés par certaines préoccupations pratiques qu’ils omettent parfois d’énoncer et qu’il est facile de découvrir en se reportant à leur vie.  

Quand des socialistes parlent des institutions ouvrières, ils ne séparent jamais leurs appréciations de trois ordres de considération : tendances qu’ils croient découvrir dans la société capitaliste, conditions dans lesquelles s’opérera d’après eux la rupture mettant fin au monde actuel, conjectures sur l’avenir. Quand on n’a pas une connaissance exacte de cette triple racine des jugements socialistes, on s’expose à mal comprendre ce qu’on lit. - Il est très facile de voir que Pelloutier n’a pas cherché à dissimuler un seul instant l’influence que sa conception personnelle du devenir a exercée sur ses jugements.

Il est impossible d’échapper à cette nécessité du relativisme : par exemple la théorie de la lutte des classes dans Marx dépend de l’idée que Marx s’est faite du processus historique par lequel le prolétariat devra s’émanciper. Que l’on supprime l’idée que l’auteur s’est construite de cet avenir du monde et la lutte des classes devient seulement la notion vague d’un antagonisme existant entre des groupes d’intérêts ; enfin toutes les déterminations de l’économie marxiste deviennent elles-mêmes inintelligibles. Tout, dans son système, est lié et dépend d’une idée révolutionnaire préconçue.

Dès que les théories subissent l’épreuve de la pratique, il devient difficile de maintenir cachées les hypothèses qu’elles comportent sur l’avenir ; les événements qui se sont déroulés dans les dernières années ont plus fait pour éclairer la vraie nature des diverses doctrines socialistes que n’auraient pu le faire vingt ans de discussion ; le jour où des socialistes ont possédé une parcelle de pouvoir, il est devenu facile de comprendre ce qu’ils entendaient par la destruction de l’État, l’émancipation des travailleurs, la lutte politique, etc  

 

II Les sciences sociales.

 

S’il y a une science sociale, elle doit nous apprendre à lire dans les tableaux historiques et nous amener à des conclusions pouvant servir dans la vie, en définissant exactement la valeur réelle de ces conclusions. Il ne faut pas espérer trouver jamais dans une philosophie de l’histoire des lois analogues aux lois du monde physique ; mais il serait déjà bien beau de découvrir des règles de prudence. « Ces règles, ai-je écrit ailleurs, ne nous disent pas ce qu’il adviendra... ; mais elles nous avertissent de certains dangers et nous tracent une route à l’abri de certains écueils reconnus... Ces règles ne valent pas pour tous les temps ; mais à chaque jour sa peine ; l’essentiel est qu’elles soient utiles pour le temps présent. »

 

 [...]

 

Les idées sociales ne dépendent pas seulement des conditions de l’économie, des événements historiques et de l’intervention de certains inventeurs ; elles dépendent aussi des lois inéluctables de notre esprit, qui leur imposent un certain rythme, à peu près constant, de développement. Il y a déjà longtemps que j’appelle l’attention sur l’importance des thèses que Vico a présentées à propos des suites et des recommencements ; Toujours l’esprit passe de l’instinctif à l’intellectuel, de l’empirisme à la connaissance raisonnée, de la passion au droit ; et au bout d’un certain temps il y a recommencement par régénération des états psychologiques primitifs. On est loin de connaître exactement toutes les suites qui intéressent l’histoire : Engels a signalé dans le socialisme moderne une très curieuse transformation qu’il a appelée un passage de l’utopie à la science, mais qu’il n’a pas analysée d’une manière très approfondie.

L’histoire nous montre que l’homme est éternellement dupe d’une illusion qui lui fait croire qu’il augmente sa force d’action sur le monde et peut atteindre le principe mystérieux du devenir des choses en se plaçant en dehors de la réalité, construisant des thèses unitaires, absolues, idéales : quand il veut rejoindre le réel, il se heurte à des impossibilités, qui l’amènent à transformer ses conceptions ou, tout au moins, à cantonner son idéal, de manière à pouvoir agir. Ce passage du spirituel à la vie pratique est plein de complexité ; quand l’humanité l’a effectué durant un certain temps, elle revient à l’origine et reconstruit un nouvel idéal. La connaissance de ces passages serait de la plus haute importance pour éclairer la conduite des socialistes modernes. Je vais essayer de montrer comment on peut les étudier.  

III Utopies et révolutions de papier. 

[...]  

A la fin de l’Ancien Régime, tout le monde semblait être d’accord sur le principe de la transformation qui allait s’opérer ; après avoir été le fidèle de l’Église et le sujet du roi, l’homme se sentait assez fort pour devenir citoyen ; mais que fallait-il entendre par ce terme ? Les philosophes se demandaient ce qui resterait en eux quand ils auraient détruit les liens qui les avaient subordonnés à l’Église et au roi ; ce résidu était l’homme naturel, abstraction formée avec les qualités et les défauts du lettré du XVIIIè siècle. L’Église avait eu sa théologie ; la royauté avait fondé sa théorie du pouvoir sur une interprétation du droit romain ; on cherchait à justifier la Cité nouvelle sans recourir explicitement à la tradition ; mais on continuait à raisonner comme les anciens philosophes politiques : l’on voyait dans la doctrine qui résumait les principes essentiels d’un gouvernement, ce qu’il y avait de plus important à connaître et à déterminer avec précision : formuler des constitutions était le but de toutes les recherches des grands penseurs.

Je n’insiste pas sur ce qu’avait d’utopique la conception politique de nos pères, qui croyaient changer le cours de l’histoire avec des feuilles de papier ; il est certain qu’on s’aperçut bientôt que tout cela ne conduisait pas à grand’chose ; le grand succès du fouriérisme tient sans doute à ce qu’il semblait apporter la solution du problème posé tout d’abord sous une forme trop abstraite par les fabricants de constitutions. Pour bien comprendre la valeur de cette utopie et les causes de sa grande popularité, il faut se reporter à l’histoire militaire de la Révolution. Le gouvernement de 1793 avait tout mis en œuvre pour détruire l’armée royale et très peu fait pour organiser la nouvelle armée ; cependant des bandes indisciplinées avaient spontanément engendré le plus formidable engin de guerre que le monde eût jamais connu. Puisque les abstractions des profonds fabricants de constitutions n’avaient pu réussir à construire la Cité politique conforme aux principes de la raison, pourquoi ne pas chercher à organiser une Cité sentimentale en se servant de l’expérience acquise ? Pourquoi ne pas tirer parti de l’enthousiasme qui avait tant de fois assuré la victoire aux bandes révolutionnaires ? Pourquoi, si le métier militaire, jadis si rebutant, était devenu aimable, le travail ne pourrait-il pas devenir attrayant ? Pourquoi ne verrait-on pas se révéler dans les ateliers des chefs de génie, analogues aux maréchaux de France qui avaient eu besoin de la Révolution pour sortir de l’obscurité ? Pourquoi se méfier des combinaisons naturelles des passions alors que de pareilles combinaisons avaient donné à l’armée française une supériorité incontestables sur les autres armées, conduites suivant des règles pédantesques ?

Sous Napoléon, l’administration militaire avait conduit des opérations auprès desquelles tout ce que faisait alors l’industrie était bien peu de chose. On devait se demander pourquoi on n’appliquerait pas aux arts de la paix le principe d’une direction unitaire qui avait si bien réussi dans la guerre. Il était certain que l’administration de la guerre avait été fort corrompue ; mais on rejetait cette corruption sur l’ignorance et l’incapacité de fonctionnaires improvisés ; d’ailleurs, la gloire couvrait tout. Depuis que nous avons fait l’expérience des vastes conceptions de Freycinet et ainsi mis à l’épreuve les grands plans unitaires des hommes d’État et de science, nous savons que les administrations les plus éclairées sont incapables de concevoir et de mener à bonne fin un ensemble de travaux publics : que serait-ce donc si elles avaient à s’occuper du détail de la production ?

On n’a pas bien compris toujours l’œuvre de Fourier parce que, le gouvernement n’étant pas explicitement mis au premier plan, on a vu en lui un libertaire ; mais on pourrait relever beaucoup de passages qui montrent que l’appui de l’autorité ne lui aurait pas répugné. Nous savons d’ailleurs que, dans toutes les organisations sentimentales, une discipline de fer s’impose d’elle-même : c’est ce que nous montrent les corps monastiques, les bandes sauvages, etc.

Ces guerres eurent aussi une grande influence sur la propagation des idées saint-simoniennes. La France avait été comme une grande cité assiégée et toutes ses énergies économiques avaient été réquisitionnées en vue d’assurer l’existence des citoyens ; l’État avait sû prendre, parfois, presque complètement en main la direction de la production

Dans toutes ces utopies, on admettait que les faits historiques se développent comme conséquence du principe - à peu près comme les propositions de géométrie s’alignent à la suite des axiomes. On peut encore dire qu’on regardait la vie sociale d’un pays comme déterminée par son espèce constitutionnelle, comme les mœurs des animaux sont déterminées par leurs espèces naturelles ; et à cette époque les zoologistes s’occupaient plutôt de décrire l’ensemble des actes se rapportant à l’être typique que de rechercher les lois physiologiques. Mais si puissantes que soient les analogies logiques, elles ne sauraient suffire pour expliquer l’illusion de nos pères ; il faut tenir compte des considérations sur lesquelles avait été fondée jusque-là l’étude historique : on avait surtout cherché à connaître la manière de vivre des gens entourant soi le pape, soit le roi ; toute réforme sociale avait été conçue comme une réforme morale des cours ; l’éducation des princes avait été le grand objet des méditations des philosophes ; - ajoutons que la Révolution avait été une suite de journées et de coups d’État, et enfin que Napoléon avait donné à l’autorité un éclat incomparable.  

Une fois de plus, il faut tenir compte de l’influence des guerres de la Révolution ; ces guerres constituent le fait capital de l’histoire du XIXè siècle et elles pèsent encore sur nous ; il y eut une nouvelle conquête de la France par le pouvoir central et la notion d’autorité se trouva régénérée par la guerre. Quand la paix survint, les idées unitaires se trouvaient plus fortes qu’elles n’avaient jamais été ; tout le monde se tournait vers le pouvoir pour lui demander d’organiser et de revivifier la vie sociale. Napoléon avait eu une véritable manie organisatrice ; il aurait voulu refondre tous les usages des hommes et les réglementer par ce qu’il appelait des lois organiques ; ses contemporains étaient persuadés qu’il réalisait le type du vrai gouvernement fondé sur la raison.

Dans tout ce travail nous voyons une seule et même tendance : le désir de traduire matériellement l’idée d’une autorité rationnelle, souveraine directrice du monde. Les Allemands ont conservé, comme on le sait, beaucoup de conceptions qui sont démodées chez nous ; on ne comprendrait rien aux théories actuelles des social-démocrates si on ne se reportait à ce qui se pensait en France il y a soixante ans ; ils disent, par exemple, qu’il faut conquérir l’État pour frapper au cœur le mode de production capitaliste et régénérer la société par la dictature ; chez eux, on ne sépare jamais ces deux idées : le changement absolu du principe et l’autorité absolue. Les idées de liberté, de justice et d’initiative personnelle ne sont pas encore bien acclimatées en Allemagne.

 à suivre

  Georges Sorel, publications  

Publié dans SOREL

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T
Difficile de savoir où vous voulez en venir, en fait.
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