Georges Sorel, utopies, réformes et révolutions, étude sur le syndicalisme (1901) -2-

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 ETUDE SUR LE SYNDICALISME

  Preface à Histoire des Bourses du Travail (Fernand Pelloutier).

IV La révolution industrielle.

 

Les constitutions politiques ont passé, en grand nombre, sur la France, sans beaucoup changer notre pays ; elles n’ont même pas eu une très grande influence sur les lois ; on peut en dire autant de toutes les utopies unitaires. Ce n’est pas que les utopistes n’aient souvent soulevé et élucidé certains problèmes intéressants ; mais ce sont là des œuvres accessoires, qui doivent être considérées indépendamment de leur philosophie de la société.

A partir du milieu du règne de Louis-Philippe apparaissent des projets d’organisation de l’industrie que l’on a eu tort, en général, de confondre avec les véritables utopies : la France était toujours le pays de Colbert et ses manufactures continuaient à se développer à l’abri d’un régime hautement protectionniste ; on devait se demander si l’État démocratique ne pourrait pas faire pour les ateliers de travailleurs ce que les rois avaient fait par les manufacturiers privilégiés ; les idées de L. Blanc me semblent avoir dû une grande partie de leur succès à ce qu’elles se rattachaient étroitement à la tradition nationale.

L. Blanc se défend énergiquement d’être un continuateur des saint-simoniens : « Il est certain, dit-il, que l’État, devenu entrepreneur d’industrie et chargé de pourvoir aux besoins de la consommation privée, succomberait sous le poids de cette tâche immense... Mais qu’y a-t-il de commun entre notre système et les doctrines saint-simoniennes ? Nous avons dit que l’État devait fonder des ateliers sociaux, fournir aux travailleurs des instruments de travail, rédiger des statuts industriels ayant forme et puissance de loi ; cela veut-il dire que l’État doit se faire spéculateur, entrepreneur d’industrie ? »

Il me paraît inutile de discuter, ni même d’essayer de classer tous les systèmes imaginés durant cette période ; ils oscillent entre celui de L. Blanc et l’organisation du crédit que Proudhon a développé dans ses écrits de 1848 à 1851. Il semblait que la cause essentielle des souffrances qu’éprouvait la société provenait de l’intervention abusive des hommes d’argent, qui percevaient d’énormes commissions, se montraient parfois d’une témérité insensée et en même temps opposaient la routine au progrès scientifique : il semblait que des associations ouvrières, qui renfermeraient l’élite de chaque métier, seraient capables d’assurer une marche économique, sage et progressive à la production ; - la seule question était de leur procurer du capital

Le second Empire a souvent prétendu qu’il a réalisé tout ce que renfermaient de réalisable les projets des réformateurs sociaux. Est-ce que beaucoup des plus ardents réformateurs n’étaient pas devenus ses auxiliaires ? Il est certain que l’Empire tira parti de l’élucidation des idées qui s’étaient faites avant lui ; il tira notamment parti des doctrines enseignées sur le bon marché du crédit et des transports. Son œuvre économique n’est pas, du tout, négligeable : la construction d’un vaste réseau de chemins de fer, les subventions données à la grande navigation, la multiplication des voies vicinales ; - la création du Crédit Foncier ; - les encouragements donnés aux crédits mobiliers qui, par leur concurrence, matèrent l’orgueil de l’ancienne Haute-Banque et donnèrent tant de facilités aux créateurs d’affaires. La troisième République n’a fait que continuer l’œuvre du second Empire.

On vit ainsi pratiquement qu’il faut dans la science sociale séparer la production et tout ce qui se rapporte à l’échange ; jadis, on voulait briser l’ordre capitaliste et on n’avait rien produit ; maintenant, on se bornait à réformer la circulation, la rendre plus économique pour les entrepreneurs, et on obtenait des résultats inattendus ; - au lieu de changer l’organisme vivant, on se bornait à améliorer l’appareil mécanique dont il se sert ; - on passait de la transformation par le changement du principe fondamental au perfectionnement empirique de ce qui est étranger au principe de la société.

Ce passage si remarquable n’a pas été jusqu’ici défini d’une manière bien exacte ; on y a vu, trop souvent, un passage de la révolution à l’évolution, ou à l’adaptation, ou au progrès obtenu par de légers changements. Gambetta a donné une formule célèbre : « Il n’y a pas de question sociale, il n’y a que des questions sociales ; » - il entendait dire qu’il faut se borner à étudier les problèmes dont la solution ne trouble pas le mode de production capitaliste. La politique du second Empire fut, presque tout entière, dirigée dans cet esprit ; jamais l’industrie ne fut aussi prospère qu’après l’accomplissement des réformes que les contemporains de Louis-Philippe avaient considérées comme révolutionnaires ; on est souvent parti de cette constatation pour affirmer qu’au fond il y a moyen d’établir la paix sociale et d’harmoniser les intérêts.

On pourrait trouver dans l’histoire d’autres passages plus ou moins analogues au précédent : on part de l’idée d’une transsubstantiation de la société et, quand on veut sortir de la théorie pour arriver à la pratique, on se trouve avoir travaillé à consolider le régime existant au lieu de le détruire

V Le mouvement socialiste.

 

Le deuxième passage que je vais examiner est emprunté à l’histoire du socialisme français de 1880 à 1899 ; ici nous trouverons un passage plus complexe et peut-être moins frappant que le précédent, parce que la grande concentration autoritaire provenant des guerres de la Révolution n’intervient plus avec autant de force pour maintenir l’illusion d’une unité indissociable et nécessaire entre les parties.

A l’origine, on était pleinement révolutionnaire « Ce n’est pas un programme de réformes que l’on a à dresser ; ce n’est pas l’entrée de quelques socialistes dans le Parlement que l’on doit avoir en vue ; ce n’est pas une action parlementaire quelconque que l’on doit viser ; on ne doit chercher qu’un moyen de rallier la classe ouvrière..., de l’organiser en force distincte capable de briser le milieu social » (Égalité, 21 juillet 1880). - « A l’Égalité on se vante de poursuivre une transformation économique impossible sans la prise de possession violente du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire (Égalité, 22 janvier 1882). Après la rupture survenue au congrès de Saint-Étienne, les guesdistes reprochaient aux possibilistes de corrompre le programme révolutionnaire en y introduisant des questions locales (construction du canal dérivé du Rhône, dans le Midi ; achèvement de la rue Monge, à Paris). Les affaires municipales étaient alors regardées comme peu importantes ; et contre les défenseurs de l’autonomie des villes, l’Égalité se déclarait franchement et scientifiquement centralisatrice (11 décembre 1881).

Dix ans plus tard tout change ; les guesdistes font passer un assez grand nombre de candidats aux élections municipales de 1892 et dès lors ils s’occupent beaucoup plus des questions pratiques. Le congrès de Marseille rédige un programme agricole qui est définitivement arrêté en 1894 à Nantes ; on a en vue « des réformes immédiatement faisables en société capitaliste » (Socialiste, 19 mai 1894). A ceux qui voulaient maintenir l’ancienne orientation, Ch. Bonnier répondait : « Si nous commençons à discuter sur les principes jusqu’à perdre haleine, nous oublierons d’étudier notre terrain et nous serons repoussés des campagnes avec la maigre satisfaction d’être restés fidèles à un programme qui n’était pas fait pour elle. » En 1881, on avait reproché à Joffrin d’avoir demandé seulement la réduction légale de la journée du travail, sans avoir affirmé le chiffre fatidique de huit heures ; en 1894, Bonnier disait « que parler de la journée de huit heures dans les campagnes est une singulière sorte d’utopie » (Socialiste, 24 novembre 1894)

Enfin arriva le fameux discours de Saint-Mandé en 1896, dans lequel Millerand proposait de procéder à une nationalisation progressive de quelques-unes des très grandes industries, en commençant par les raffineries de sucre ; en 1897, les députés socialistes demandèrent cette réforme en vue de faire cesser la crise et de délivrer cultivateurs et fabricants de la tyrannie exercée par une oligarchie sans scrupule. Nous voyons tous les jours la presse socialiste se donner beaucoup de mal pour fournir des conseils aux industriels et leur expliquer que l’augmentation des salaires, combinée avec le raccourcissement de la journée, est réclamée pour leur plus grand bien : la presse socialiste veut procéder à un éclaircissement des industries au plus grand profit des patrons qui comprennent le progrès.

Ces transformations me semblent dépendre des lois générales de notre esprit et je crois que nous parcourons ces chemins d’une manière à peu près fatale. Nous partons d’une utopie unitaire et autoritaire fondée sur un changement produit dans la société par la détermination de nouveaux principes ; - nous aboutissons à un possibilisme plus ou moins confus, qui veut varier depuis la simple démagogie jusqu’à un socialisme de professeurs, qui se donne pour but l’assainissement(a)  du régime capitaliste.


(a) Les financiers appellent assainissement d’un marché la disparition des mauvaises affaires qui gênent l’essor des bonnes.

 Je ne chercherai pas ici à déterminer les lois psychologiques qui expliquent ces mouvements ; je me bornerai à faire ressortir les caractères de deux types principaux de conduite qu’ils engendrent : 

1° Dans un premier mode, qui rappellerait assez une évolution complète, la doctrine reste conséquente avec la conduite ; il y a une dégénérescence progressive mais cohérente, [...]On croit développer les principes, alors que l’on conserve seulement une terminologie, qui devient, tous les jours, moins intelligible, et on tue l’esprit.

2° Quelques-uns ne veulent pas se donner tant de peine ; ils conservent en bloc le vieux formulaire, tout en suivant une voie complètement opportuniste ; ils arrivent à concilier, par une subtile (et facile) casuistique, l’intransigeance la plus absolue avec un souci bien entendu des intérêts politiques immédiats.

Restent des socialistes avisés qui observent que le danger de la dégénérescence est d’autant plus grave que l’on se mêle davantage à la vie des institutions politiques de la bourgeoisie et que les socialistes peuvent trouver sur les confins du capitalisme un champ d’activité fort étendu, où il leur est facile de librement travailler, sans subir sensiblement l’influence du mode de production actuel. il est donc possible de sortir de la tour d’ivoire, où il faudrait s’enfermer d’après les hommes des deux premiers types si l’on voulait conformer sa conduite aux principes essentiels et primitifs du socialisme ; on peut agir, organiser les ouvriers et faire des œuvres pratiques excellentes dans le présent et pleines d’avenir, sans s’exposer à la dégénérescence et à la casuistique, dont il vient d’être question.

L’observation peut seule nous apprendre dans quelle mesure est possible ce genre d’action, conciliable avec les exigences de la vie actuelle et permettant de conserver les convictions révolutionnaires. Depuis que les anarchistes sont entrés dans les syndicats et ont cherché à les éloigner de la politique, ils ont prouvé que cela est très possible ; mais nous savons aussi, par l’expérience, que les hommes se laissent beaucoup plus facilement entraîner vers les deux formes de transformations décrites plus haut qu’ils ne se décident çà adopter un mode d’action dans lequel la modestie des résultats immédiats contraste si singulièrement avec leurs espérances révolutionnaires. Nous devons, par suite, attacher une importance tout à fait exceptionnelle à des institutions qui, comme celle de la Fédération des Bourses, réalisent une conception si remarquable de la vie socialiste.

Il ne faut pas croire, comme beaucoup de doctrinaires actuels du socialisme, que la dégénérescence et la décomposition dont il a été question ici, puissent continuer indéfiniment ; les hommes du premier type s’écrient souvent avec emphase : « L’avenir est à nous, car nous suivons scientifiquement l’évolution naturelle des idées qui s’opère sous l’influence des faits ; » mais, de temps à autre, des accidents historiques viennent se mettre en travers de cette prétendue évolution ; l’esprit révolutionnaire reprend ses droits et de nouvelles transformations recommencent.

 

 à suivre

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