Georges Sorel, utopies, réformes et révolutions, étude sur le syndicalisme (1901) -3-

Publié le par DAN

 ETUDE SUR LE SYNDICALISME

  Preface à Histoire des Bourses du Travail (Fernand Pelloutier).

VI Le mouvement socialiste (suite) - L'Internationale.

 

 

On ne saurait trop répéter que le milieu du XIXè siècle marque dans l’histoire sociale une des dates les plus remarquables qui existent ; nous avons grand’peine, aujourd’hui, à comprendre les doctrines des utopistes ; il nous semble surtout étrange que l’on ait cru les anciens capitalistes incapables de conduire une production qui semble aujourd’hui bien modeste. J’ai appelé, plusieurs fois, l’attention sur ce fait que l’esprit du XVIIIè siècle a continué à gouverner le monde jusqu’en 1848 ; nous ne voyons plus du tout les choses avec la sentimentalité ancienne.

A cette époque l’ancienne conception de l’unité sociale a subi une véritable dislocation : d’un côté on a laissé les capitalistes conduire leurs affaires librement ; mais l’État a fortement agi pour perfectionner la circulation et les ouvriers se sont, presque uniquement, renfermés sur la défense de leurs intérêts immédiats. Tandis qu’autrefois, le renversement complet de l’ordre bourgeois était considéré comme la base nécessaire de tout progrès, sa conservation est devenue le postulat des nouvelles institutions, sans que leurs initiateurs s’en soient toujours bien rendu compte.

Il ne faudrait pas croire que les anciennes utopies fussent mortes définitivement ; jamais elles ne peuvent mourir ; l’esprit les reproduit perpétuellement ; il était impossible que l’idée d’unité disparût et que les ouvriers abandonnassent toute conception d’une unité de pensée se réalisant dans une autorité centrale ; une telle conception est trop naturelle, elle est soutenue par trop de traditions pour qu’elle ne reparaisse point par une sorte de nécessité physique.

La fondation de l’Internationale semblait n’avoir pour but que de créer l’unité intellectuelle entre les ouvriers ; la publication d’un bon journal aurait rendu alors les plus grands services ; mais les congrès de l’Internationale se mirent à formuler des dogmes relatifs à la réorganisation de la société sur de nouvelles bases. Jadis Marx s’était beaucoup moqué de « la synagogue socialiste [du Luxembourg] dont les grands-prêtres, L. Blanc et Albert, avaient pour mission de découvrir la terre promise, de publier le nouvel évangile... A la différence du pouvoir profane, cette chapelle n’avait à sa disposition ni budget, ni pouvoir exécutif. Le cerveau devait, à lui tout seul, abattre les fondements de la société bourgeoise ». L’Internationale tomba dans le même travers.

Tout le monde sait aujourd’hui que l’Internationale faisait plus de bruit que de besogne, qu’elle manquait d’argent et qu’elle était impuissante. On a bien prétendu qu’elle aurait révolutionné l’Allemagne en faveur de la France en 1871 si Thiers ne s’était trop hâté de conclure : « Encore un mois de résistance, écrit P. Lafargue, et Bismarck était forcé d’accepter la paix sans indemnité et sans cession de territoire (Socialiste, 3 janvier 1893). C’est là une légende et Ch. Longuet a bien raison quand il avoue que la social-démocratie eût « été balayée si elle eût tenté d’opposer un acte révolutionnaire » à la politique de Bismarck. - « L’Internationale, encore trop faible matériellement pour barrer la route à la guerre, se sent, du moins moralement, assez forte pour en analyser les causes, pour en dévoiler les origines, pour en dénoncer l’hypocrite infamie ; » son autorité était, tout juste, celle que pouvaient posséder ses publicistes.

Les représentants les plus officiels de la social-démocratie ont de grands doutes sur la valeur des services rendus par l’Internationale. Au congrès de 1900, le député hollandais Van Kol, proposant la création d’un bureau permanent, disait : « Nous n’avons pas à craindre que ce comité ait le sort du comité général de l’ancienne Internationale... [Celui-ci] exprimait le rêve de quelques penseurs. » Le socialisme était alors un « enfant chétif, s’affaissant sous des vêtements trop lourds ».

L’Internationale, étant une autorité impuissante, subit la loi de tous les gouvernements in partibus ; elle connut les plus violentes divisions. quand les congrès eurent copieusement dogmatisé, quelques personnes pensèrent que le moment était venu d’employer cette autorité universelle à attaquer directement la Société et qu’il fallait enfin pratiquer la révolution après avoir si bien déterminé son lendemain : - ce fut le signal de la dislocation, l’unité disparut le jour où il fut question de la faire servir à quelque chose.

On a prétendu restaurer encore une fois l’unité en 1900 ; mais les socialistes sérieux se demandent encore une fois à quoi elle sert : « Nous avons vu venir des manifestes ou des projets de manifestations pour les Boers, pour les Arméniens, pour les Tagals, que sais-je ? Dans tout cela, il n’a jamais été question des travailleurs... Il ne faudrait pourtant pas que le prolétariat fût amené à douter si cette Internationale-là est bien la sienne » (Socialiste, 17 novembre 1901). L’illusion unitaire se dissipe vite, dès que l’épreuve de la pratique vient à l’éteindre.

Les congrès internationaux en sont réduits à rabâcher les mêmes vœux ou à se contenter de vœux démocratiques ; Singer avait bien raison quand il disait qu’il est mauvais de réunir trop souvent des congrès et que « cette répétition diminue la valeur des résolutions ». A chaque nouveau congrès, il y a dégénérescence de la doctrine ; pour maintenir une unité apparente, on abandonne les traditions. Engels avait écrit en 1894 que le programme agricole de Nantes devrait être révisé pour être mis d’accord avec les principes ; deux ans après, le congrès de Londres décidait « qu’il y a lieu de laisser aux différentes nationalités le soin de déterminer les moyens d’action les mieux appropriés à la situation de chaque pays » ; cette résolution fut considérée comme une approbation tacite de ce qu’Engels avait critiqué ; - à Paris, en 1900, il ne fut plus question du remplacement de l’armée par des milices, et encore moins de l’armement général du peuple ; - enfin, le congrès n’osa pas prendre de décision sur la question capitale de la participation d’un socialiste au gouvernement. Ce fut la faillite définitive ; en voulant sauver l’unité, on aboutissait à montrer qu’elle ne sert à rien.

On avait voulu avoir une autorité centrale pour éclairer les divers partis, et cette autorité centrale se déclarait incompétente ! 

VII. L'anarchie. 

 

Dans notre pays la croyance à la nécessité des autorités centrales ne dépend pas seulement d’une loi commune des illusions humaines, qui nous porte à croire qu’il faut donner un corps matériel à l’unité pour qu’il faut donner un corps matériel à l’unité pour qu’il puisse y avoir unité de pensée entre les hommes ; elle dépend aussi de notre tradition historique ; on nous raconte si amplement, dès notre jeunesse, comment la royauté a fondé l’unité française que nous en arrivons à croire que le processus d’émancipation du prolétariat devra suivre une voie analogue. Constituer un gouvernement qui, peu à peu, arrive à soumettre tous les groupes dissidents, voilà l’idéal auquel devait conduire l’imitation de la routine bourgeoise.

Il serait impossible de faire comprendre aux bourgeois lettrés devenus récemment socialistes que les choses puissent se passer autrement ; mais il y a dans le monde ouvrier beaucoup de personnes qui n’acceptent pas la théorie historique bourgeoise et qui pensent que la formation du prolétariat pourrait bien se développer suivant un plan tout opposé à celui que la formation de la bourgeoisie a suivi. Je crois que ces personnes sont les seules qui aient une intelligence exacte des conditions de l’avenir du socialisme.

Il me semble impossible d’arriver à ce que Marx appelait, tout comme Proudhon, l’anarchie(a), si l’on commence par reproduire l’ancienne organisation centraliste qui a conduit à subordonner la gestion des affaires au souci de la suprématie, que se disputent des groupes dirigeants. Ne serait-ce pas une vraie politique de Gribouille que celle qui viserait à former le peuple pour une vie nouvelle, radicalement différente de la vie bourgeoise, en l’enfermant dans des institutions copiées sur celles de la bourgeoise ?

L’histoire de la Confédération du Travail va nous montrer, encore une fois, combien est puissante l’illusion unitaire : des hommes distingués par leur talent, leur dévouement et leur activité intelligente, ont cru que les anciens essais d’unification avaient échoué parce qu’ils avaient été beaucoup trop mêlés à des préoccupations politiques ; observant que les divergences politiques engendrent beaucoup de discordes inutiles et que le socialisme moderne est tout pénétré de préoccupations économiques, ils ont pensé que l’unité pouvait se faire sur le terrain économique. Leur erreur est d’autant plus naturelle que presque tous les historiens séparaient l’histoire de nos constitutions politiques et celle des premières utopies socialistes, comme des choses absolument étrangères. sans doute l’unité intellectuelle est fort désirable dans le peuple ; mais quelle que soit la voie que l’on adopte pour créer une unité gouvernementale du socialisme, on aboutira aux mêmes échecs.

H. Ponard, dont tout le monde connaît le solide jugement, écrivait dernièrement : « Je suis sorti du congrès Japy, du congrès Wagram écœuré, et du congrès de Lyon de même. Qu’on en fasse tant qu’on voudra dans le même genre, je n’y mettrai plus les pieds et je ne crois pas être le seul... Après les congrès soi-disant socialistes, j’ai suivi la série des congrès purement corporatifs, qui viennent d’avoir lieu, et je crois, quoi qu’on ait prétendu, qu’il n’y a pas de grande différence... De plus en plus je suis convaincu que nous mourons de centralisme et que le grand mal provient de l’esprit étatiste dont les travailleurs eux-mêmes sont inspirés » (Éclaireur de l’Ain, 15 octobre 1901). il conclut en engageant les ouvriers à se renfermer dans le cercle d’œuvres locales.

 

La confédération du Travail est très faible d’après le compte-rendu du dernier congrès. Ses recettes montaient pour l’année à 1.470 francs : « Ce n’est pas avec un budget aussi misérable, disait le Comité, que la Confédération pourra accomplir sa mission ; » - son journal officiel n’a que mille abonnés et la vente au numéro atteint au maximum 600 à Paris. Elle n’est qu’une autorité in partibus : tout au plus peut-on la considérer comme une société qui se charge de formuler les vœux de la masse des travailleurs ; mais une pareille société ne peut subsister si elle se contente de faire des circulaires et des brochures ; on lui demandera d’aboutir à des résultats pratiques. Elle ne peut rendre des services directs aux institutions locales ; elle devra donc chercher à rendre des services indirects et généraux par l’entremise de son action sur les pouvoirs publics. Dès que cette nécessité sera reconnue, il faudra abandonner l’attitude vraiment révolutionnaire, faire la paix avec les représentants officiels de la force concentrée du capitalisme et prouver que l’on peut accepter des transactions avec l’État bourgeois. Les sociétés d’agriculture les plus réactionnaires sont bien obligées, elle aussi, d’en venir à avoir des relations avec le gouvernement ; quant à celui-ci, il recherche ces relations, parce que, d’après nos traditions nationales, l’État doit chez nous se mêler de tout et que le premier des droits du citoyen français est d’être surveillé par la haute police. La confédération du Travail me paraît destinée à devenir une sorte de conseil officieux du Travail, une académie des idées prolétariennes, qui présentera des vœux au gouvernement - comme le font les grandes sociétés d’agriculture ; il semble d’ailleurs que le gouvernement se préoccupe de cette évolution et s’apprête à la faciliter. La lutte qui s’est produite dernièrement pour le choix du secrétaire chargé de la publication du journal a été une première manifestation d’une tendance qui ne pourra manquer de s’accuser.

N’oublions jamais que l’esprit populaire n’a pas tant changé depuis que Corbon écrivait en 1865 : « Les révolutions successives n’ont pu ruiner dans l’esprit des populations ouvrières le caractère omnipotent de cet être de raison qu’on appelle l’État. Oui, ce peuple d’élite... en est encore à croire que l’État est le résumé de l’intelligence et de la puissance générales..., la providence visible de la société et particulièrement celle des classes déshéritées. »

(a) Dans Les Prétendues scissions dans l'Internationale, le conseil général [de l'AIT] dénonce les méthodes des « jurassiens », membres de l’Alliance démocratique sociale : « Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours. Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie. » (Les Prétendues scissions dans l'Internationale, texte adopté par le conseil général, essentiellement rédigé par Karl Marx. Publié à Genève, 1872). Wikipédia.

VIII La Federation des Bourses.

 

Pelloutier a eu le très grand mérite de comprendre qu’il était possible de constituer la Fédération des Bourses sur un plan tout différent, de réaliser un type d’organisation vraiment neuf et de rompre avec les imitations de la tradition bourgeoise. Il avait été peut-être conduit à la pratique qu’il a fait adopter, en partie par des préoccupations anarchistes, mais bien plutôt encore par le sens remarquable qu’il avait des conditions de la lutte de classe. Au lieu de chercher à constituer une nouvelle autorité, il voulait réduire le comité fédéral à n'être qu’un bureau administratif, qui servirait à mettre les Bourses en relation entre elles, pour que chacune d’elles pût profiter des idées émises et des expériences tentées ailleurs. il ne sera pas facile de continuer cette œuvre dans le même esprit, parce que cette administration est fort contraire à tout ce que nous sommes habitués à voir faire autour de nous ; il faudra que le Comité fédéral reste fortement empreint de sentiments révolutionnaires(b) pour que cela puisse durer.

A cause de la nouveauté de cette administration l’expérience est très importante à suivre de près. si la Fédération des Bourses parvient à se maintenir sur le terrain où Pelloutier espérait la voir de se développer, il sera démontré expérimentalement que la classe ouvrière peut réaliser « cette unité profonde et tout intellectuelle », sans laquelle le socialisme ne serait qu’une chimère et qui différencie l’ordre nouveau cherché par le prolétariat de l’ordre ancien créé par la société bourgeoise. « Vous n’avez jamais su ce que c’est que l’unité, disait Proudhon en 1851 à ses adversaires, vous qui ne pouvez la concevoir qu’avec un attelage de législateurs, de préfets, de procureurs généraux, de douaniers, de gendarmes. » Ce n’est pas une unité de ce genre, non plus que l’unité ecclésiastique qu’il s’agit de reproduire.

(b) Dans sa Lettre aux anarchistes, du 12 décembre 1899, Pelloutier écrivait : « Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. » (Le congrès général du parti socialiste français, p. VII).

 à suivre

Georges Sorel, publications  

Publié dans SOREL

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article