Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits I.II-a).

Publié le par DAN

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    PREMIERES IDEOLOGIES DU PROGRES (Ch 1, II. -suite-)

"Nul ne songeait à contester que sous Louis XIV les conditions de la vie ne fussent devenues plus douces pour les hautes classes qu'elles ne l'avaient été sous le roi précédent.
"Dès lors on avait le droit de se poser les questions suivantes: pourquoi les forces qui avaient produit cette amélioration ne seraient -elles pas des forces résultant de la nouvelle constitution des sociétés, par suite aussi naturelles que celles du monde physique ? pourquoi si elles continuaient à agir, ne donneraient elles pas un mouvement acceleré dans le monde social comme la pesanteur en produit un dans le monde matériel ? pourquoi, s'il en est ainsi, se préoccuper du sort de nouvelles générations qui sont destinées à posseder automatiquement un sort bien supérieur à celui dont on jouit aujourd'hui ?
  
"Les contemporains de Fontenelle (qui popularisa cette idée de la stabilité des lois naturelles) étaient surtout frappés de voir à quel point la majesté royale avait pu s'élever au dessus des accidents, d'une manière qui semblait définitive; ils étaient assez disposés à rapporter tous les mouvements sociaux aux impulsions que la société recevait de l'autorité royale; ils devaient donc regarder les institutions royales comme étant une force constante qui ajoutait chaque jour quelque nouvelle amélioration aux améliorations déjà acquises. (...)

"Suivant Brunetière, l'idée de progrès dépendrait beaucoup de deux importantes thèses cartésiennes relatives à la science: la science ne se sépare point de la pratique et la science va toujours en croissant.
Il semble, en effet, que de telles prémisses on doive conclure immédiatement à un progrès indéfini; mais je pense qu'on se trompe lorsqu'on attribue à ces thèses la portée scientifique que pourrait leur donner un écrivain moderne; elle n'avaient, au XVII° siècle, que la valeur qui résultait des raisons politiques sur lesquelles l'esprit les pouvait fonder, en sorte que leur importance historique doit se mesurer en partant de l'observation des phénomènes politiques. 
    

"Dès le temps de Descartes, on voyait bien que les gouvernements du nouveau modèle, avec leur pouvoir concentré et leur administration régulière, étaient en mesure d'executer leurs plans de manière à peu près exacte et qu'ils pouvaient ainsi réaliser l'union de la théorie et de la pratique. D'autre part, la puissance royale semblait infinie; on avait vu, de puis la Renaissance, tant de changements extraordinaires se produire suivant le caprice du souverain, notamment en matière religieuse, qu'on devait croire que rien n'était impossible à la royauté; la science ne pouvait manquer à des princes qui avaient ainsi affirmé la plénitude de leur droit divin; la science devait donc croitre toujours en même temps que le pouvoir de ceux qui en avaient besoin pour régner.
Après la révocation de l'Edit de Nantes, ces considérations étaient encore bien plus forte qu'au temps de Descartes; la querelle des anciens et des modernes éclata deux ans après ce grand évènement qui manifestait, d'une manière si éclatante, l'omnipotence royale.



Je ne conçois pas non plus l'influence de la vulgarisation, dans cette histoire, tout à fait comme Brunetière; d'après celui-ci, les hommes du XVII° siècle finissant auraient été émerveillés de savoir tant de choses; au lieu de s'occuper comme leurs pères, du soin de leur conscience, ils auraient préféré la science à la religion et abandonné les points de vue de Bossuet pour ceux de Fontenelle.


   

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J'estime que la vulgarisation scientifique a une très grande place dans la formation de la philosophie nouvelle; mais elle n'a pas eu une influence directe: le goût pour la vulgarisation a surtout contribué à établir un lien étroit entre la pensée des gens du monde et la cartésianisme.
Il résulta de ce fait que la querelle littéraire sur les anciens et les modernes prit une portée qu'on aurait pu, tout d'abord lui, soupçonner; elle devint un moment de l'histoire de la philosophie. (...)

Pour bien comprendre cette question, il faut nous arrêter un instant et jeter un coup d'oeil rapide sur le cartésianisme, en recherchant les raisons qui ont pu le faire devenir une philosophie des gens du monde.
Nous trouvons là un exemple fort remarquable de l'adoption d'une idéologie parune classe qui y trouve les formules capables d'exprimer ses tendances.
... Le créateur d'un système opère comme un artiste qui interprète avec une extrême liberté ce qu'il observe autour de lui; si ce système a des points d'attache suffisamment nombreux avec les idées courantes, il peut durer et devenir la doctrine favorite d'une génération ultérieure, qui y trouvera peut être tout autre chose que ce qui avait plu aux contemporains.
C'est sur cette adoption que se constitue le jugement définitif de l'histoire; ce jugement boulverse, très souvent, l'ordre des valeurs que les premiers disciples avaient attribuées aux diverses parties de la doctrine; il peut mettre au premier plan ce que ceux-ci avaient regardé comme secondaire.

Le règne de Descartes commença assez tard, .. Pendant longtemps les grands théologiens nesemblent même pas avoir compris quel rôle devait jouer la philosophie cartésienne. Ils voyaient que les gens du monde incrédules (que l'on nommait libertins) n'étaient nullement sensibles aux arguments employés par la scolastique pour prouver l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme; ils pensaient que les raisons cartésiennes auraient plus de succès; c'est sur ce point que s'est placé Bossuet dans sa lettre du 21 Mai 1687 à un disciple de Malebranche et dans celle du 18 Mai 1689 à Huet. Une fois les principes fondamentaux acceptés, les théologiens estimaient que l'ensemble de la relision ne présentait plus de grandes difficultés.   Il est probable que Pascal a écrit les Pensées contre les cartésiens. Il n'était pas professionnel en théologie et n'avait, par suite, nulle confiance dans les démonstrations scolastiques; mais il n'appréciait pas les théories de Descartes plus que celles de la Sorbonne; c'est qu'il se plaçait sur le terrain de l'expérience religieuse; celle-ci exige qu'il y ait un Dieu toujours présent et il voyait que le cartésianisme ne connaissait qu'un Dieu absent. 

 

    à suivre
 
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