Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits I.III-c).

Publié le par DAN

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    PREMIERES IDEOLOGIES DU PROGRES (Ch 1, III. -suite-)

"Le progrès sera toujours un élément essentiel du grand courant qui ira jusqu'à la démocratie moderne, parce que  la doctrine du progrès permet de jouir en toute tranquilité des biens d'aujourd'hui, sans se soucier des difficultés de demain. Elle avait plu à l'ancienne société de nobles désoeuvrés; elle plaira toujours aux politiciens que la démocratie hisse au pouvoir et qui, menacés d'une chute prochaine, veulent faire profiter leurs amis de tous les avantages que procure l'Etat.
De nos jours, comme au temps de Fontenelle, lasociété dominante exige qu'on la mette en possession d'une science complète du monde, qui lui permette d'émettre des opinions sur toute choses sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale.
Ce qu'elle appelle science est une manière d'inventer la nature à la manière de Descartes, et n'a aucun rapport avec l'approfondissement des problèmes que se pose la véritable science fondée sur la prosaique réalité (1)
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(1) Renan a écrit à ce sujet quelques lignes bien significatives : "Il arriva, ce semble, à Babylonne, ce qui arriverait de nos jours si les charlatans scientifiques, soutenus par les gens du monde et les journaux, envahissaient l'Institut, le Collège de France, les facultés. Chez nous, certains besoins supérieurs aux caprices des gens du monde, l'artillerie, la fabrication de substances explosives, l'industrie appuyée sur la science, maintiendront la science vraie. A babylonne, les farceurs l'emportèrent". -Histoire du peuple d'Israel. Le XVII° et le XVIII° siècle n'avaient pas d'industrie scientifique.
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De nos jours, l'idée que tout peut être soumis à une exposition parfaitement claire n'est guère moins forte que du temps de Descartes; si l'on s'avise de protester contre l'illusion du rationnalisme, on passe immédiatement pour un ennemi de la démocratie. J'ai maintes fois entendu des personnes, qui se vantent de travailler au progrès, déplorer l'enseignement de Bergson et le signaler comme le plus grand danger que puisse avoir à combattre l'esprit moderne - Il y aurait plus d'un rapprochement à établir entre Bergson et Pascal. -."

" Pour nos démocrates, comme pour les beaux esprits cartésiens, le progrès ne consiste point dans l'accumulation de moyens techniques, ni même de connaissances scientifiques, mais dans l'ornement de l'esprit qui, débarrassé des préjugés, sûr de lui même et confiant dans l'avenir, s'est fait une philosophie assurant le bonheur à tous les gens qui possèdent les moyens de vivre largement.
L'histoire de l'humanité est une sorte de pédagogie qui amène à passer de l'état sauvage à la vie aristocratique.
"Le genre humain, disait Turgot en 1750, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un philosophe un tout immense qui a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès."
Condorcet, en reprenant l'oeuvre inachevée de Turgot, entrera encore davantage dans cet ordre d'idées : c'est l'histoire de la pédagogie de l'humanité qu'il va essayer de nous décrire.
... Parmi les projets que rêvait Condorcet pour une humanité régénérée par la Révolution, figure le perfectionnement de la langue, "si vague encore et si obscure"; il estimait que les hommes avaient besoin d'une langue d'autant plus précise qu'ils avaient reçu une instruction moins complète, en sorte qu'il comptait sans doute réformer la langue populaire sur le modèle des langues appauvries dont se servait alors la bonne société. Il espérait aussi que l'on pourrait créer une langue scientifique universelle qui arriverait à rendre "la connaissance de la vérité facile et l'erreur presque impossible"
Ces préoccupations étaient fort naturelles chez les hommes qui avaient pour but de mettre un résumé sur des connaissances à la portée des gens du monde et de tout transformer en agréables sujets de conversation."









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"La vulgarisation apparaît à Condorcet comme étant une des oeuvres qui honorent le plus le XVIII° siècle; la longueur du passage et le ton solennel qu'il affecte montrent bien toute l'importance que l'auteur attachait à la diffusion de la philosophie :
" Il se forme en Europe une classe d'hommes moins occupés encore de découvrir ou d'approfondir la vérité quede la répandre; qui .. mirent leur gloire à détruire les erreurs populaires plutôt qu'à reculer les limites des connaissances humaines, manière indirecte de servir à leurs progrès, qui n'était ni la moindre périlleuse, ni la moins utile.
.. En France, Bayle, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, et les écoles formées par ces hommes célèbres, combattirent en faveur de la vérité ..., employant toutes les formes, depuis la plaisanterie jusqu'au pathétique ..., poursuivant dans la religion, dans l'administration, dans les moeurs, dans les lois, tout ce qui portait le caractère de l'oppression, de la dureté, de la barbarie ..., prenant enfin pour cri de guerre: Raison, tolérance, humanité
." - On remarquera la rancune de Condorcet contre Buffon, qu'il omet de nommer ici.
On ne saurait célébrer en termes plus enthousiastes, le passage de la littérature au journalisme, de la science au rationalisme des salons ou des assemblées parlantes, de la recherche originale à la déclamation.

Lorque Condorcet devint un homme considérable dans le gouvernement, il jugea que le moment était venu de faire participer le peuple à ce progrès des lumières.
Ses idées sur l'instruction publique ont pour nous une importance considérable, parce que nous pouvons, en les étudiant, nous rendre un compte exact de ce qu'était la notion du progrès pour les hommes du XVIII° siècle; nous saisissons cette notion dans ses applications sociales, c'est à dire dans toute sa réalité complexe et vivante.
Un examen sommaire des projets de Condorcet est donc nécessaire ici.

 

Condorcet regardait comme évident que si l'on mettait le peuple à même de raisonner suivant les modes qui avaient été reçues dans les salons de l'Ancien Régime, le bonheur du monde serait assuré.
Le plan qu'il traça, en conséquence pour l'instruction secondaire n'a pas été regardé comme fort heureux par les spécialistes contemporains; .."

"Compayré, qui admire cependant beaucoup les idées de l'auteur, estime que la Convention fut mal inspirée en suivant trop les indications de Condorcet sur ce point; les écoles centrales échouèrent, parce que c'étaient "des établissement mal définis, où l'enseignement était trop vaste, les programmes trop touffus, où l'élève devait, semble-t-il, s'instruire à discuter de omni re scibili". Compayré ne me parait point bien comprendre la pensée de Condorcet.
Celui-ci ne se proposait point de former des agriculteurs, des industriels, des ingénieurs, des géomètres, des savants; il voulait "former des hommes éclairés"; et il exposait, dans son rapport, qu'il s'était inspiré, pour choisir les objets d'étude, de la philosophie du XVIII° siècle "libre de toutes les chaînes, affranchie de toute autorité, de toute habitude ancienne." Cette philosophie, "en éclairant la génération contemporaine, présage, prépare et devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès du genre humain appelent les générations futures."
S'inspirer de la philosophie du XVIII° siècle, former des esprits éclairés, nous savons ce que celà signifie: c'est vulgariser, les connaissances de manière à mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de l'Ancien Régime; c'est vouloir que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue; c'est placer les nouveaux maîtres au rang mondain qu'occupaient leurs prédécesseurs.
Il fallait, pour obtenir ce résultat, donner aux hommes une teinture de toutes sortes de savoirs, et c'est dans ce but que les écoles centrales étaient conçues. Condorcet parle avec un grand mépris des langues anciennes; c'est que le grec et le latin ne doivent pas plus servir aux gens qui tiennent à briller dans une société démocratique, qu'ils n'ont servi à ceux qui avaient brillé dans les salons; nous avons ici le dernier écho de la querelle des anciens et des modernes; ce sont ces derniers qui avaient triomphé dans le monde fréquenté par Condorcet, et notre réformateur prend ses idées dans le passé."
 

 

    à suivre
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