Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits I.III-d).

Publié le par DAN

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    PREMIERES IDEOLOGIES DU PROGRES (Ch 1, III. -suite-)

"Notre auteur [Condorcet] nous a appris quel but il espérait pouvoir atteindre par l'enseignement populaire; cela merite un court exposé: "On peut instruire, dit il, la masse entière d'un peuple, de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domestique, pour l'administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés; pour connaitre ses droits, les défendre et les exercer; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir; pour juger ses actions et celles des autres d'après ses propres lumières et n'être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine."
Arrêtons-nous ici provisoirement. Taine était choqué de voir quelle uniformité le XVIII° siècle supposait dans l'humanité: "Les personnages ne sont que des mannequins bien appris, et le plus souvent des trompettes par lesquels l'auteur lance au public ses déclamations. Grecs, Romains, chevaliers du Moyen Age, Turcs, Arabes, Péruviens, Guèbres, Byzantins, ils sont tous la même mécanique à tirades. Et le public ... fait un succès à tous les paysans,manoeuvres, nègres, Brésiliens, Parsis, Malabares, qui viennent lui débiter leurs amplifications." - "Il semble que pour (la littérature) il n'y ait que des salons et des gens de lettres." Il s'agit de vulgariser tellement la manière d'exprimer les "sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine", que dans la moindre réunion de village on trouve une succursale du salon de Mme Geoffrin; et alors le monde sera transformé suivant le modèle que les romans et les tragédies ont construit aux applaudissements d'un public frivole et lettré.

Reprenons maintenant la suite des bienfaits de l'instruction élémentaire: "Ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l'exercice de ses droits; être en état de les choisir et de les surveiller."
L'expérience contemporaine a montré que la vulgarisation des connaissances ne rend pas le peuple capable de choisir et de surveiller ses prétendus représentants; ce résultat n'offre rien de bien paradoxal; on peut même présumer que plus on marchera dans la voie démocratique, moins ce contrôle sera efficace."

"L'opinion publique se fabrique au moyen des journaux, comme se fabrique une mode quelconque, une réputation littéraire ou la valeur commerciale d'un produit pharmaceutique; la démocratie a systématisé des procédés qui existaient avant elle et n'a rien inventé; elle est ici, comme en toutes choses, l'héritière idéologique du XVIII° siècle.  
L'identité de la presse actuelle et du monde des anciens salons ne frappe pas les yeux parce que nous sommes choqués de la grossièreté de nos journaux contemporains et que nous voyons un peu trop le passé à travers la légende. Il n'y a pas, au fond, de si grande différence de talent entre nos grands journalistes actuels et les encyclopédistes; quand à leurs moeurs, elles se ressemblent d'une manière malheureusement étonnante. Dans un temps comme dans l'autre, on se contente de raison frivoles, on fait un grand étalage de nobles sentiments et on admire la Science (1).
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(1) Pour juger Diderot d'une manière équitable, il ne faut pas le comparer à Montesqieu, Buffon ou Rousseau, mais aux grands brasseurs d'articles modernes: "il écrit sur toutes choses indifféremment, avec le même aplomb, sans règle et sans choix, sans ordre ni mesure, à bride abattue", dit Brunetière -Evolution des genres.-.
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Il n'y a aucune raison pour que l'opinion faite par la presse soit de meilleure qualité que celle qui était jadis fabriquée par les salons philosophiques.

Nous ne nous exposerons pas beaucoup en disant que toute éducation ayant pour objet de faire participer le peuple aux manières de raisonner empruntées par la bourgeoisie à l'ancienne noblesse, ne saurait être utile au prolétariat. Je suppose que nos grands pédagogues pensent là dessus exactement comme moi, et que c'est pour cette raison qu'ils empoisonnent l'école primaire de tant de vieilles idées."

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"Il semblerait que Condorcet eût été meilleur prophète en ce qui touche le catholicisme; c'est bien à lui qu'il fait allusion dans les premières lignes du dernier fragment. On admet généralement que le développement de l'école primaire est très dangereux pour l'Eglise; Renan écrivait, il y a vingt-cinq ans: "Le rationalisme populaire, conséquence inévitable des progrès de l'instruction publique et des institutions démocratiques, rend les temples déserts, multiplie les mariages et les funérailles purement civils."

La politique scolaire suivie par la troisième République a mis chaque jour en conflit le clergé et les représentants officiels de la démocratie. L'Eglise a pris, toute entière, fait et cause pour les congrégations enseignantes dont les intérêts étaient lésés par l'enseignement laique; elle a conduit des campagnes violentes dans l'espoir d'obtenir l'abrogation de lois que les républicains regardent comme intangibles; aucune défaite ne l'a découragée et elle espère encore triompher.
C'est ainsi que le cléricalisme demeure toujours l'ennemi de la démocratie, et que celle-ci s'efforce de lui enlever sa clientèle. Les républicains ont été dénoncés comme étant les ennemis de Dieu, ensorte que la concurrence scolaire a engendré une lutte des croyances; l'incrédulité est devenue un élément essentiel du programme républicain depuis ques les instititions scolaires de la République n'ont pu être utilement défendues que par une propagande anticatholique."

"L'Eglise a rendu cette propagande facile parce qu'elle a confié sa défense à des Homais de sacristie, qui ont cru habilede donner au peuple un enseignement que les chrétiens instruits trouveraient révoltant s'il s'adressait à leur fils: la doctrine de la Providence est descendue au niveau de l'intelligence des sauvages; leur conception de la nature est celle des fétichistes; le miracle a été déshonnoré par un charlatanisme digne de marchands de drogues.
L'instruction primaire a permis de mettre entre les mains du peuple des livres et des journaux qui lui ont montré que les gens de la Croix et du Pélerin se moquent de lui.
La presse cléricale, dans son aveuglement, a donné à ses adversaires des moyens faciles de montrer la stupidité, la mauvaise foi et l'ignorance crasse des écrivains qui se donnent le titre d'amis de Dieu."
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Les catholique instruits ne connaissent de théologie que ce qu'ils peuvent rencontrer dans les oeuvres littéraires du XVII° siècle et elle ne leur semble nullement indigne de l'homme moderne.


FIN DU 1°CHAPITRE. 

 


    à suivre
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