Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits II-I-e).

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LES ILLUSIONS DU PROGRES

    LA BOURGEOISIE CONQUERANTE (Ch 2, I. -suite-)

"Pour bien comprendre les idées que le XVIII° siècle se formait, il faut partir de ce fait que la France était, peu à peu, conquise par une oligarchie bourgeoise que la royauté avait créée pour son service et qui devait la mener à la ruine.

Cournot, qui fut si souvent un philosophe de l'histoire très perspicace a signalé la folie qui poussa les Bourbons à faire disparaitre tout ce qui gênait leur pouvoir absolu de manière que, "le prestige de la royauté une fois détruit, toutes les autres institutions vraiment gouvernementales fussent aussi frappées de mort et qu'il ne restât plus qu'une machine administrative à l'usage de tous les gouvernements. En voulant diviniser la royauté ou la modeler sur un type plus asiatique qu'européen [Louis XIV] en a fait une idole exposée au mépris des peuples dès qu'elle cesserait d'être l'objet d'un culte sincère. Il a fondé en France, peut être pour toujours, la monarchie administrative dont il n'entendait faire qu'un instrument, et il a perdu la royauté qui pour lui était le but. En ce sens, le règne de Louis XIV est gros de la révolution francaise".
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Cournot -"Considérations sur la marche des idées et des évènements dans les temps modernes".

Généralement nos démocrates raisonnent tout autrement que Cournot et ils admirent ce qu'il déplore, parce qu'ils n'aperçoivent dans l'histoire de France qu'une longue préparation au règne de leur classe ... ; ils jugent le passé en avocats du régime bourgeois. En conséquence, ils distribuent l'éloge ou le blame aux hommes politiques suivant que ceux-ci leur semblent avoir été favorables ou défavorables aux intérêts futurs de la bourgeoisie ...
C'est ainsi que Richelieu continue à recevoir les hommages enthousiastes de nos écrivains contemporains. "Grand niveleur et précurseur de l'oeuvre démocratique, il abolirait les pouvoirs intermédiaires qui obstruaient de leur dangereuse inutilité, les relations entre le Roi et les peuples." C'est en ces termes que résume son programme Gabriel Hanotaux (Histoire du cardinal de Richelieu) .."

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Brunetière s'explique par les préjugés nobiliaires de Montesquieu la critique que celui-ci fait de Richelieu et de Louvois. Dira-t-on aussi que Mably a été égaré par des idées aristocratiques ? Il a cependant écrit que "Richelieu n'a aucune des vertus ni même des lumières qu'on doit désirer dans ceux qui sont à la tête des affaires d'un grand royaume." 



"Les créateurs de la monarchie administrative n'avaient eu aucun pressentiment des conséquences que devaient produire lesystème qu'ils imposaient à la France féodale avec tant de violence; dans aucun cas l'historien ne pourrait appliquer plus exactement cette parole de Renan: "On ne sait jamais ce que l'on fonde."
Les premiers rois qui voulurent rendre leur pouvoir absolu, crurent qu'ils n'avaient rien de mieux à faire que de copier lesinstitutions ecclésiastiques; ils avaient sous les yeux un absolutisme consacré par l'expérience :
"Ils s'attachèrent à honorer le mérite plutôt que le rang et la naissance; ils développèrent l'instruction; ils invitèrent à leur cour tous les hommes de talent, de quelques conditions qu'ils fussent; ils relevèrent la justice et les tribunaux; ils accordèrent les plus hautesplaces, jusqu'ici réservées à la noblesse guerrière, aux hommes de loi et aux ecclésiastiques.
Les princes qui jouèrent ce rôle avec le plus d'adresse furent Henri VII d'Angleterre, Louis XI de France, et Ferdinand le Catholique. De ces trois mages, comme Bacon les appelle, Ferdinand fut le maître en habileté; il paraît à Machiavel le type vivant d'un de ces princes de la nouvelle école, que sa perspicacité l'amenait à reconnaitre comme le remède necessaire  de ces temps."
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Gervinus, Introduction à l'histoire du XIX° siècle.

La politique royale ne produisit point partout les mêmes conséquences; en France, elles furent tout à fait extraordinaires, parce que le pouvoir eut plus d'esprit de suite et surtout parce que le nombre des commis devint assez grand pour former le noyau d'une classe administrative.

L'Eglise, en choisissant des dignitaires parmi les petites gens, n'avait point modifié la structure sociale des pays catholiques, pas plus que les souverains orientaux n'ébranlent l'esclavage en transformant leurs serviteurs en vizirs tout puissants; certains individus acquierent ainsi une certaine importance, en profitant des hasards heureux, mais ils demeurent isolés et les classes ne s'altèrent point."

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"Il ne faut pas oublier que le grand but poursuivi par l'Eglise, d'une manière plus ou moins consciente et presque toujours uniforme, a été, depuis Grégoire VII, d'infuser quelque chose de l'esprit monastique au clergé séculier; elle empêchait ainsi ses propres forces de se diffuser dans les groupes sociaux qui vivaient à côté d'elle (pour l'asservir et l'exploiter au besoin).
On pourrait dire que la politique royale en France aurait eu une tendance opposée et qu'elle aurait cherché à provoquer cette diffusion : alors même que les fonctions ne furent pas transformées en privilèges transmissibles comme des patrimoines, elles furent réservées, pour une très grande partie, aux hommes d'une classe qui élevait ses enfants en vue des services de l'Etat et qui trouvait des protecteurs pour eux parmi les dignitaires actuels.
Les commis royaux engendraient des familles et des clans de fonctionnaires; plus leur nombre devenait considérable, plus lasolidité de ces groupes devenait grande; ce phénomène se reproduit, d'ailleurs, sous nos yeux, dans les compagnies de chemins de fer, qui tendent à recruter leur personnel dans les familles de leurs employés."

"Lorsque l'autorité royale fut parfaitement assise et qu'ainsi les fonctionnaires furent assurés d'avoir une existence plus tranquille, toute cette organisation apparut aussi stable que si une constitution avait partagé les avenues du pouvoir entre un certain nombre de familles.
Celles qui fournissaient des commis à l'Etat se trouvaient posséder une sorte de droit au travail; elle se regardèrent comme nécessaires; et elles acquirent des manières de penser en rapport avec leur rôle.
Les fondateurs du régime avaient cru créer seulement une hierarchie de commis habiles, indépendants des traditions féodales et destinés à être soumis, avec le plus grand dévouement, au roi qui les avait tirés du néant; ils espéraient pouvoir se débarrasser facilement des entraves que la noblesse et les villes privilégiées opposaient à leur absolutisme; - mais peu à peu s'élevait devant eux une force nouvelle qui les gêna plus que les anciennes forces.
D'une manière presque mécanique, les commis du roi en arrivaient à acquérir la richesse, la puissance et les honneurs d'une classe souveraine.
Le pouvoir royal était, à tout instant, arrêté par la résistance de gens que la cour voulait s'obstiner à traiter comme des simples serviteurs, mais qui se trouvaient être en mesure d'imposer leurs volontés à leur maître."

 

    à suivre
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